Dans cet article, Aline Penatti traite la restitution comme un élément méthodologique important de la recherche ethnographique. Elle commente deux articles sur ce sujet, et par ceci, elle donne un aperçu sur les problèmes qui peuvent être associés à ceux-ci. Cependant, une grande partie de ses questions ne sont pas limitées à l’ethnographie, et cet article peut donc être utile pour les chercheurs qui viennent des autres disciplines également.
Le travail ethnographique est une méthode utilisée dans les Sciences Sociales pour la compréhension in situ de l’objet d’étude. Sur le terrain, en relation directe avec le sujet de recherche, le chercheur a besoin de respecter certains codes d’éthique. Par ailleurs, après l’observation et l’analyse, le retour au terrain faire voir les enjeux politiques et la possibilité de nouvelles constructions de l’altérité.
La « restitution » : le dialogue entre le chercheur et le terrain. Commentaires de deux articles, l’un de Laurent Vidal et l’autre de Carolina Kobelinsky
Aline Lara Serafim Penatti
Le travail de terrain n’est pas encore fini au moment où les entretiens et les observations ont été recueillis et analysés. C’est pour cela que nous proposons une brève réflexion sur les défis et obligations du chercheur sur le sujet de la « restitution » du travail ethnographique aux interlocuteurs du terrain,1 selon deux articles suggérés par le chercheur du CNRS Riccardo Ciavolella lors d’un séminaire à l’EHESS. D’abord, l’article de Laurent Vidal, « Rendre compte. La restitution comme lieu de refondation des sciences sociales en contexte de développement »2, publié en 2011 dans les Cahiers d’études africaines. Puis, celui de Carolina Kobelinsky : « 9 : Les situations de retour. »3, publié en 2008 dans l’ouvrage dirigé par Alban Bensa et Didier Fassin, Les politiques de l’enquête.
Pour Laurent Vidal, anthropologue et directeur du « Département Sociétés » de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), rendre compte des résultats de la recherche à ceux qui ont servi comme objet d’observation, et qui ont donc accueilli le travail du chercheur, est une activité spécifique qui demande une adaptation du contenu et de la forme des résultats de la recherche au moment de cette divulgation. Ainsi, il y a d’abord le besoin d’affirmer la non-volonté de juger les personnes concernées, puis l’importance de la confidentialité de certaines informations et, enfin, l’alternance de présentation entre données concrètes et pistes d’analyse.
De plus, ce moment de la restitution implique, selon lui, trois nouveaux aspects pour le développement du travail de l’anthropologue. Le premier aspect, selon Vidal, est la restitution comme terrain de recherche en soi-même car c’est un moment où le débat est ouvert et les personnes étudiées donnent leur avis sur elles-mêmes et leur travail. Comme l’affirme Vidal : « l’anthropologue : venu pour transmettre une analyse, il se trouve dans la situation de pouvoir l’enrichir […] Le temps de la restitution s’est avéré être un lieu d’observation, en somme un ‘terrain’ pour l’anthropologue. »4
Le deuxième aspect porte sur la « restitution comme retour à la pratique », c’est-à-dire que d’autres informations y sont trouvées, de la même manière que d’autres éléments incitent à la poursuite de la recherche et à une révision des résultats obtenus. De nouvelles images émergent lorsque les interlocuteurs donnent leur avis sur leurs pratiques et suggèrent des changements, par exemple concernant les patients et la population où est géré le soin en Afrique.
« La restitution comme pensée de l’action anthropologique » est le troisième aspect qui relie le chercheur à la dimension politique de son objet de recherche, aussi bien qu’il favorise la réflexion sur l’action du travail anthropologique. Puisque l’anthropologue connaît les enjeux du terrain et les évoque au moment de la restitution, il devient, selon Vidal, à la fois spectateur et acteur. Spectateur lorsqu’il fait les annonces et observe les réactions, mais aussi acteur car, d’un côté, les interlocuteurs le considèrent comme quelqu’un qui a un rôle politique pouvant intervenir dans la situation évoquée ; et, de l’autre, la connaissance de l’environnement social peut en effet être utilisée politiquement.
Par ailleurs, la compréhension de l’environnement social peut être mise en question au moment de la restitution et, par conséquence, le choix méthodologique également. Selon l’exemple fourni par Vidal, les médecins ont suggéré une mise en perspective sociologique lorsqu’ils affirmaient que les caractéristiques évoquées du système de santé concernaient en fait l’ensemble de la société. De plus, ils ont aussi suggéré une révision de la nature du programme de santé dans son ensemble à partir de la réflexion sur la notion de verticalité qui a été travaillée sous un seul aspect par les chercheurs5. Cette situation correspond également au processus de construction de l’altérité car, dans un premier temps, l’autre (les interlocuteurs du terrain) écoute le chercheur et donne ensuite son avis, puis, dans un second temps, celui-ci repense sa propre démarche de recherche et sa perspective sur l’altérité de son terrain.
L’article de l’anthropologue Carolina Kobelinsky évoque le cas de la restitution de sa recherche dans les centres d’accueil de demandeurs d’asile (CADA). L’article complète celui de Vidal dans la mesure où, à part des affirmations en commun sur l’importance du dialogue avec ceux qui ont fait partie de l’observation, Kobelinsky expose les contentieux à travers l’analyse de trois épisodes de restitution.
De cette façon, son article explore le fait que l’anthropologue doit prévoir l’impact de son travail à partir du moment où les interlocuteurs peuvent participer à la recherche de façon « ouverte » : « Les enquêté-e-s ne peuvent plus être pensés comme une ‘audience silencieuse’…»”6. Selon Kobelinsky, la réaction des interlocuteurs éclaire le regard du chercheur, mais en même temps les observations présentées peuvent changer le comportement de ceux qui font partie du terrain, dans leurs activités quotidiennes ou, au moins, face au chercheur.
Kobelinsky a été sollicitée par ses interlocuteurs pour présenter son travail ethnographique à trois moments différents. Dans la première situation, un petit groupe de fonctionnaires a exprimé leur mécontentement, principalement en relation avec le langage des analyses, après avoir pris connaissance de son texte. Mais ils ont trouvé que les données pouvaient être utilisées en leur faveur contre les responsables du centre. Il s’agit ainsi d’un exemple d’instrumentalisation du travail ethnographique, une situation que la chercheuse a refusé. La deuxième a lieu dans le même centre ethnographié, mais avec un groupe plus important, lequel manifestait des réticences à se reconnaître dans la description qui était faite de lui.
Le troisième moment de restitution concerne un public plus large, différent de ceux avec lesquel elle avait travaillé, en réunissant des fonctionnaires de plusieurs centres pour un moment de réflexions sur l’activité du CADA. Au milieu des critiques de certains qui monopolisaient le « social » en disant que l’anthropologue ne connaissait pas vraiment la réalité et ne faisait rien d’utile, ni d’actif, elle a reçu un commentaire « positif ». Un responsable de centre lui a dit qu’elle était quelqu’un qui pourrait dissiper l’ignorance des fonctionnaires et, même si ceux-ci ne l’acceptaient pas à ce moment, que sa parole pourrait leur servir dans le futur.
En résumé, il nous semble que la pratique de restitution au terrain permet la mise en œuvre de l’ethnographie. Selon Kobelinsky, cette pratique a reformulé et différencié le travail de l’anthropologue contemporain par rapport à celui fait 30 ans auparavant, où le dialogue n’était pas admis entre le chercheur et les intégrants du terrain. Cependant, à travers les analyses faites par Vidal et Kobelinsky, le dialogue avec les interlocuteurs du terrain, suscité par la restitution, correspond à une action politique, aussi bien qu’à une étape essentielle pour enrichir la recherche. C’est une posture également souhaitée par le code d’éthique australien et nord-américain.
Néanmoins, la restitution peut également créer des situations de difficultés pour le chercheur. D’abord, sa propre recherche peut être mise en risque, car les constats peuvent contrarier l’image que les gens du terrain ont d’eux-mêmes. Ensuite, la divulgation des résultats peut altérer le comportement de ceux-ci et résulter en nouvelles difficultés pour la recherche. Enfin, le constat de l’ethnographe peut être instrumentalisé et transformer le travail scientifique en outil politique.
De cette façon, l’action anthropologique et, par conséquence, les usages du travail scientifique sont à mettre en question dans cette situation où le chercheur devient aussi, au moins dans la perception des interlocuteurs du terrain, un participant aux enjeux politiques du monde social concerné. Le chercheur est ainsi porteur d’un regard spécialisé avec une méthodologie propre, mais il n’est plus complètement extérieur à ce qui se passe sur son terrain de recherche. Son travail consiste à intégrer les enjeux politiques, aussi bien que sa recherche à se développer avec une interférence plus consciente et directe des interlocuteurs à partir de la restitution.
1 Les auteurs des deux articles mentionnent l’inadéquation du terme « restitution » dans ce travail d’anthropologue dans la mesure où il fait référence plutôt à des choses volées ou à la restitution à une condition antérieure. Ainsi, selon les auteurs, le mot le plus adéquat serait « retour » ou « réception », mais nous conserverons le mot restitution l’ utiliser d’une manière standardisée et éviter des confusions.
2 Vidal Laurent, « Rendre compte. La restitution comme lieu de refondation des sciences sociales en contexte de développement », Cahiers d’études africaines, 2011/2 N° 202-203, p. 591-607.
3 Kobelinsky Carolina, « 9 : Les situations de retour. Restituer sa recherche à ses enquêtés », in Alban Bensa et Didier Fassin, Les Politiques de l’enquête La Découverte« Recherches », 2008 p. 185-204.
4 Vidal, Cahiers d’études…, op. cit.,p. 596.
5 La définition de la verticalité est proposée par l’auteur comme « ([…] un ensemble d’acteurs et de structures, de la conception à la mise en œuvre des traitements et des préventions), mais sans pour autant — comme nous y invite incidemment ce collègue médecin — réfléchir à la nature de tout programme de santé. » Vidal, Cahiers d’études…, op. cit., p. 604.
6 Kobelinsky, Les Politiques de…, op. cit.,p. 202.